Ruffin et Lordon

Un passage de l’entretien entre François Ruffin et Frédéric Lordon à la fin du très bon livre « Vive la Banqueroute ! » de Thomas Morel et François Ruffin :

François Ruffin : Ne serait-ce que par cynisme, ou par calcul électoral, les socialistes pourraient se dire : le changement d’orientation c’est maintenant.

Frédéric Lordon : Mais non, justement : le cynisme suppose la lucidité, et c’est ce qui les a complètement abandonnés. Les oligarques socialistes sont maintenant si convaincus de la justesse du mode de pensée néolibéral qu’ils en deviennent incapables de penser quoi que ce soit d’autre, et tous les inconvénients collatéraux que tu viens de mentionner ne sont que des déboires transitoires à verser au chapitre des grandeurs et misères de la responsabilité d’homme d’Etat. Tu connais bien ce discours : le patron qui licencie, il est courageux, c’est du courage de licencier. Eh bien de même, Hollande est courageux, il est « responsable » d’imposer l’austérité à la population française. C’est ça maintenant la nouvelle logique de ces individus-là. Dans ces conditions, toute autre chose leur semble le comble de l’irréalisme, de l’irresponsabilité.

François Ruffin : C’est-à-dire le dogme avant tout. Mieux vaut perdre avec la doxa que gagner contre la doxa.

Frédéric Lordon : C’est presque pire que ça : il n’y a rien en dehors de la doxa ! D’ailleurs on ne voit même plus qu’elle est une doxa. Hors de la doxa faite vérité, il n’y plus que la folie. La folie c’est le truc qui revient en permanence dans leur langage. Faire défaut sur la dette, c’est de la folie. User de l’inflation, c’est de la folie, contrôler les capitaux, nationaliser tout ça, c’est de la folie – ou de « l’archaïsme ».

Dans l’ordre des grandes révolutions symboliques, ou des grandes conversions à mettre à l’ordre du jour, il y a celle sur le partage du réalisme et de l’irréalisme. Le comble de l’irréalisme, c’est eux ! Considérer qu’ils vont s’en tirer avec leurs solutions, c’est ça le dernier degré de l’irréalisme. Et d’un irréalisme qui n’est pas simplement un décret de mon esprit halluciné, mais qui est l’enseignement même du résultat de deux ou trois décennies de politiques économiques, et dont on pourrait tout de même tirer quelques leçons. C’est de rompre avec leur pensée qui est le réalisme – et l’urgence. Voilà le genre d’inversion, ou plutôt de remise des choses sur leurs pieds, qu’il faut produire dans la conscience commune. Il y a du travail, hein ?

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